Chroniques Lire

À place du cœur, Arnaud Cathrine

Bonjour bonjour ! Cette semaine, j’ai lu À la place du cœur écrit par Arnaud Cathrine et publié chez Pocket Jeunesse. Une lecture qui m’a tellement marquée et plu qu’elle valait bien un article à elle toute seule.

Dans À la place du cœur nous retournons en janvier 2015, mois fatidique durant lequel la France bascule dans l’horreur. Mais pour l’instant, Caumes est très loin de tout cela. Nous sommes le 6 janvier, il a 17 ans et d’autres préoccupations propres à son âge. Seuls comptent ses amis, sa vie rêvée à Paris et la belle Esther, sur laquelle il craque en secret. Ce qu’il ne sait pas, c’est que dans quelques heures Esther va lui avouer ses sentiments. Ce qu’il ne sait pas non plus, c’est que dans quelques heures la France entière va vivre un des moments les plus marquants de la décennie.

Les attentats dans les yeux d’un ado

Avec ce roman, nous accédons au point de vue d’un ado évoluant dans une société en plein chamboulement. J’avais à peu près l’âge de Caumes lorsque les attentats de Charlie Hebdo ont eu lieu et je me souviens précisément des émotions que j’ai pu ressentir à ce moment-là. Aussi, j’ai été à la fois émue et soucieuse de la finesse et de la justesse avec lesquelles l’auteur a pu créer le personnage de Caumes. On retrouve parfaitement ce tiraillement entre la peur à laquelle il ne faut pas céder et la volonté de vaincre, de créer un monde meilleur et plus solidaire.

Confrontation de valeurs

De plus, Caumes vit dans une ville – non nommée – dans laquelle se côtoient des habitants de toutes nationalités, de toutes origines et de toutes religions. Cet accès à une multitude de points de vue sur la question est riche et intéressante. Caumes, jeune garçon blanc venant d’un milieu aisé, est lui-même confronté aux discriminations à travers ses amis musulmans. Il vit avec eux la montée de l’islamophobie, s’inquiète pour eux et se pose les mêmes questions qu’eux.

La presse et l’information

Pour finir, le roman accorde une place de choix à l’information. Le narrateur est interne et nous suivons le déroulé des événements à travers les yeux de Caumes. Et comme beaucoup d’entre nous à ce moment-là, Caumes se laisse attraper dans les filets de l’information rapide et continue. À plusieurs, reprises, le roman questionne donc la place que l’information a dans nos vies et la manière dont nous l’appréhendons. Elle nous permet de l’envisager d’une manière différente et de la remettre en cause parfois.


Je recommande fortement ce roman. À tous les enseignants, mais également aux autres. Je pense le conseiller à certains de mes élèves mais de manière très sélective et réfléchie. Le roman accorde beaucoup de place à la sexualité du personnage et emploie des termes crus et sortant tout droit de la bouche d’un ado. Il me semble que tous nos ados ne sont pas encore prêts à lire ce genre de roman, cependant certains auront la maturité nécessaire pour l’apprécier et le comprendre.


J’ai sélectionné un chapitre (abrégé) qui m’a beaucoup plu et qui est, je pense, exploitable avec nos élèves dans divers cadres. Nous sommes le 7 janvier 2015 et, en cours, les élèves de la classe de Caumes discutent avec leur professeur des attentats, de l’islamisme et de l’islamophobie, de l’information… Dans ce passage, nous retrouvons de nombreux termes et de nombreuses questions qu’il me semble intéressant de traiter en classe.

« (…)
– Bon.
Mme Barsacq pousse ses affaires et s’assoit sur le bureau.
– D’abord : que s’est-il passé ? 
– Sérieux, c’est douze morts, en fait ! 
– Kevin, qu’est-ce que j’ai dit ? Donne-moi ce portable tout de suite ! 
Elle va pour se lever. Il pose son téléphone précipitamment.
– C’est bon, madame ! Voilà ! 
Elle observe un silence et balaie la classe du regard.
– Que savons-nous à l’heure qu’il est : deux ou trois individus cagoulés et armés ont forcé l’entrée de la rédaction de Charlie Hebdo en fin de matinée. 
– C’est qui Charlie Hebdo ? prononce une voix fluette derrière moi. 
– Qui peut répondre à Claire ? 
Théo lève la main.
– C’est un journal qui fait des caricatures. 
– Et qui publie également des articles satiriques, complète Mme Barsacq. 
– Selon toutes probabilités, poursuit Théo, les tueurs seraient des terroristes islamistes. 
– Et voilà ! proteste Farida. 
– Farida, je te donne la parole dans une minute mais je te prie d’entendre ce que vient de dire Théo : il a dit terroristes « islamistes ». Il ne fait pas référence à la religion musulmane mais aux terroristes qui l’instrumentalisent et tuent en son nom. Tu comprends ? De toute façon, à l’heure qu’il est, rien n’est confirmé. 
– C’est la piste privilégiée par les enquêteurs, insiste Théo qui se met à parler comme un présentateur télé. 
Farida a les yeux embués. Manifestement, elle n’en peut plus d’attendre son tour : 
– Vous, vous êtes intelligente, madame, mais les autres, ils vont dire que les musulmans, donc les Rebeus, c’est des terroristes ! 
– Je comprends que tu craignes cet amalgame et, si l’identité des tueurs se voyait confirmée, je vous enjoins tous à rappeler autour de vous cette évidence… 
– C’est pas ça, l’islam ! la coupe Farida. 
– Voilà : ce n’est pas ça, l’islam. Et ce n’est pas ça être musulman. Ensuite. Il semblerait que les individus aient tué plusieurs collaborateurs du journal ainsi que des policiers. Ils sont en fuite. Pourquoi Charlie Hebdo
– Ils étaient menacés par les intégristes, répond Théo. 
– On lève la main, Théo. 
Esther demande à intervenir. Mme Barsacq lui donne la parole d’un petit mouvement de tête.
– Ils avaient caricaturé le prophète Mahomet. 
– C’est pourquoi ils étaient menacés par des intégristes islamistes. Mais avaient-ils seulement caricaturé le prophète ? 
Silence dans la classe.
– Charlie Hebdo a régulièrement publié des caricatures à propos de toutes les religions. Non seulement l’islam mais également les religieux chrétiens et juifs. Comment appelle-t-on ça ? 
– La liberté d’expression, répond Esther. 
– Oui. Et qui plus est ? 
– La connerie, marmonne Kevin. 
Mme Barsacq le fusille du regard.
– Tu le veux, ton conseil de discipline, Kevin ? On règlera ça à la fin du cours. 
Elle tend le menton vers nous.
– Les autres ? 
Silence de nouveau.
– On appelle ça l’ « anticléricalisme », énonce-t-elle. 
Elle se lève et écrit le mot au tableau.
– Cela désigne les gens dits « athées » (c’est-à-dire qui n’ont pas de religion) qui revendiquent le droit non pas tant de condamner les religions que de les critiquer
– Mais, madame, c’est pas totalement la vérité, ce que vous dites ! avance Farida. On n’a pas le droit de dessiner le prophète ! 
Mme Barsacq a l’air emmerdé.
– C’est l’un des cœurs du débat, en effet, et nous ne le trancherons pas aujourd’hui. 
– Si, c’est vrai ! 
– C’est une interprétation, Farida. Mais bon : à compter que l’on considère en effet la représentation du prophète comme proscrite, a-t-on le droit de tuer pour autant ? Trouves-tu cela juste ? 
– Pourquoi moi ? s’offusque Farida. 
– Pardon : trouvez-vous cela juste ? 
– Non, dit Farida. 
Elle nous toise tous du regard.
– Je défends pas les terroristes ! 
– Dans notre République, on a le droit de caricaturer tout le monde, dit Théo. 
– Voilà effectivement la problématique essentielle : d’un côté, la tradition française qui a toujours fait place à la caricature et, de l’autre… 
– Les musulmans choqués, dis-je. 
Et je lance un regard aussi discret que possible vers Hakim qui flippe sa race depuis tout à l’heure, je le sens bien.
– Oui. Et puis, il y a les terroristes islamistes qui s’en servent de prétexte pour semer la terreur, hélas, conclut Mme Barsacq. Y a-t-il d’autres éléments que nous aurions omis pour votre compréhension de la situation
– Madame, en fait, ils l’ont bien cherché, Charlie Hebdo
– C’est une question ou une affirmation, Claire ? Tu as suivi ce qu’on vient de dire ou quoi ? 
Mme Barsacq se lève et passe derrière le bureau, signe qu’on est repartis pour le grand sommeil.
– Pour finir, je vous pose cette question : pourquoi suis-je contre vous voir passer des heures devant les chaînes d’info en continu ? 
– Parce que c’est que des mythos, dit Kevin. 
– Non, pas du tout. 
Kevin, mouché, la défie du regard.
– Je fais partie de la génération qui a vu les tours du World Trade Center à New York s’effondrer en direct à la télévision, dit-elle. 
Un silence particulier enveloppe la classe brusquement.
– Nous avons été des milliers à passer des heures incalculables à voir et revoir ces images affreuses. Alors je ne dis pas qu’il n’aurait pas fallu les voir, mais rester des heures aimanté devant l’écran finit par tout « déréaliser ».
– C’est quoi, madame, « déréaliser » ? demande Hakim qui intervient pour la première fois. »
– Le réel finit par se transformer en un film à suspense, Hakim. Et je ne crois pas que ce soit la meilleure façon de comprendre le monde et la gravité des choses. 
(…) »

Arnaud Cathrine, À la place du coeur, 2016. Pages 52 à 56.


Avez-vous déjà lu ce roman ? Avez-vous lu d’autres romans de cet auteur ? D’autres romans sur les attentats à me conseiller ?

Et pour plus d’idées, d’outils, de lectures… vous pouvez me retrouver sur Instagram !
@flaubertandco

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *